Multinationales responsables : le retour vers l’impérialisme juridique

L’égalité devant la loi figure parmi les principes fondateurs des démocraties modernes. Ce principe veut que toute personne soit soumise aux mêmes règles, quelle que soit ses origines, son sexe, son âge.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Après la chute de l’Empire romain, sous les dynasties mérovingiennes et carolingiennes, entre Clovis et Charlemagne, on n’appliquait pas du tout ce principe d’égalité, on s’en doute. Mais pas seulement au nom d’une féodalité barbare.

A ces époques-là, c’est le principe de la « personnalité des lois » qui prévalait. Au moment de vous juger, on se demandait quelle règle vous appliquer. Un peu comme si le Code civil variait en fonction de notre langue ou de notre origine.

Une modernité bienvenue a balayé ce système archaïque pour imposer la « territorialité du droit ». Le développement du concept de souveraineté, puis celui d’Etat-nation, a rendu indispensable que chaque pays, chaque gouvernement, démocratique ou non, puisse décider du corpus législatif applicable sur son territoire. Une avancée majeure en faveur de l’égalité et de la sécurité juridique.

Depuis quelques années, quelques pays, souvent écrasés par le poids insupportable de leur dette publique, détricotent petit à petit ce principe essentiel. Cela a commencé avec nos amis Américains qui estiment que leurs citoyens doivent leur payer des impôts, où qu’ils résident.

D’autres développements, plus récents, font craindre que les Etats modernes, mus par le sentiment de porter des valeurs universellement reconnues, cherchent à faire appliquer leurs règles urbi et orbi, sans trop s’inquiéter d’opinions locales divergentes.

L’initiative sur les multinationales responsable est de cette catégorie. Elle part bien entendu d’un acte de bonne volonté. Aucun citoyen suisse qui partage quelque peu les valeurs communes de notre société ne peut adhérer aux actions parfois révoltantes de certaines entreprises à l’étranger. Mais le défaut de cette initiative figure dans ce détail, qui n’en est pas un : l’étranger. Avec cette initiative, deux sociétés, en tout point comparables, pour des faits parfaitement similaires, réalisés au même endroit, se verront appliquer des règles différentes selon qu’elles ont leur propriétaire en Suisse ou ailleurs.

Cette application personnelle du droit peut vous sembler innocente. Peut-être même souhaitable puisqu’elle tend à l’application de concepts que nous jugeons tous relever du bien contre le mal.

Mais que répondrons-nous alors à d’autres Etats, sous d’autres latitudes, qui eux-aussi veulent faire appliquer leurs valeurs ? Que dirons-nous à l’université du Caire qui appelle à une règle punissant en tout lieu le blasphème contre la religion musulmane ? Que ferons-nous le jour où un Tribunal français condamnera Sanofi à Viège, sous prétexte que notre droit du travail est famélique au regard du pléthorique code du travail français, ses grèves sans limite et son étriquée semaine de 35 heures ? Qu’aurons-nous à rétorquer à un gouvernement islamiste qui punira une citoyenne pour n’avoir pas porté le voile lors d’un voyage en Suisse ?

On ne peut que condamner des entreprises qui emploient des enfants, polluent des rivières ou volent des terres. Si ces actes se déroulent chez nous, c’est à nous de les juger. S’ils ont lieu à l’étranger, dans d’autres pays souverains, c’est à eux de régler la question. L’application universelle par la contrainte de nos valeurs constitue un aventureux impérialisme juridique qui nous ferait reculer de plusieurs siècles.