La Suisse n’est pas une brosse à dents

Chaque fois que l’on nous sert du «ce produit n’est pas comme un autre», c’est pour exiger le privilège de bénéficier de règles spéciales, justifiées ou non.

De plus en plus de domaines bénéficient en Suisse de leur législation propre, destinée à leur épargner les contraintes du marché libre. Et pour justifier ces exceptions, leurs promoteurs ont un argument de choc: «Ce n’est pas une brosse à dents.» C’était en 2012 que l’on m’a sorti pour la première fois cet argument. En pleine campagne de votation sur le prix unique du livre, mes explications furent balayées par un simple et direct: «Monsieur Nantermod, le livre n’est pas une brosse à dents!»

Que répondre à cela? Comme une forme d’argument d’autorité, il suffisait à mon opposant d’asséner cette banalité pour que tout le monde, circonspect, me regarde de travers comme si ma position revenait à confondre le livre et un bien de consommation si vulgaire qu’il fallait interrompre immédiatement le débat et jeter aux orties toute discussion raisonnable. Le livre n’est pas une brosse à dents, point final, il n’y a plus besoin de réfléchir.

Livres et boîtes de conserve

Variation sur un même thème, un auteur saviésan bien connu avait brandi sur le plateau d’Infrarouge en 2012 deux livres et trois boîtes de conserve, histoire que les téléspectateurs puissent bien distinguer l’un de l’autre, et évitent de mélanger la haute littérature et la liste des ingrédients des raviolis. Le débat n’en fut pas renforcé, mais nous avions bien ri.

Et cela revient sans cesse: dès que l’on est à court d’arguments, on vous fait le coup surréaliste de la brosse à dents. Depuis les élections fédérales de 2015, les Chambres ont ainsi recensé beaucoup d’objets à exclure du champ des produits ordinaires: les autocars, le Red Bull, les hôtels, l’aspirine, le cinéma, le passeport suisse, le Tribolo ou les insectes. Rien que cette semaine, j’ai appris que le téléjournal, les pommes de terre et les kilowattheures n’étaient pas une brosse à dents.

Ça ne lave pas les dents, un prétexte

En réalité, chaque fois que l’on nous sert du «ce produit n’est pas comme un autre», c’est pour exiger le privilège de bénéficier de règles spéciales, justifiées ou non. Si l’on veut admettre des régimes d’exception, ce devrait être pour des motifs objectifs et raisonnables, et non sous prétexte que le produit en question ne lave pas les dents.

On en vient à ne plus trouver de domaines que l’on imagine exister sans que l’Etat n’adopte une série de règles spéciales pour les sortir des contraintes du marché, de la consommation ou d’autres abominations du même genre. Sauf, bien sûr, la brosse à dents, qui se porte à merveille: le leader suisse en vend plus d’un million par jour.

OFT: l'obsession de tout contrôler

Publié dans le Temps, le 31 octobre 2017.
La Suisse est le pays qui peine le plus à accoucher d’un début de libéralisation de ses transports. En matière d’autocar, après des mois à attendre un rapport, voici qu’arrive une petite ouverture bureaucratique du marché, contrôlée jalousement par l’OFT.
Après avoir menacé pendant des mois de publier un rapport, le conseil fédéral a enfin tranché à propos des autocars à longue distance. Dans sa grande mansuétude, le gouvernement nous permettra de voyager en car, mais sous conditions. Plutôt que permettre purement et simplement l’autobus, il a été décidé de le soumettre à l’usine à gaz de la concession de transport.
Concrètement, les compagnies ne pourront travailler que moyennant autorisation et surveillance de l’Office fédéral des transports (OFT). Il faudra aussi ne pas trop concurrencer le train. Il serait en effet assez cocasse (pour ne pas dire humiliant) qu’un entrepreneur privé parvienne à ébranler les CFF et les milliards de francs déversés pour asseoir leur monopole. Les autocars devront encore accepter les abonnements des CFF, même si l’on ne comprend pas trop l’intérêt d’acheter l’AG pour prendre les bus low cost. A lire ces exigences, on peut s’estimer heureux que ne soient pas imposés un service de minibar et l’uniforme des conducteurs.
L’incohérence du système est déroutante. Les véhicules privés, eux, ne sont pas organisés par l’Etat. Chacun est libre de prendre sa voiture à l’heure qui l’arrange, avec ou sans passagers, pour aller où bon lui semble. Je pourrais bien m’offrir un immense autocar panoramique de deux étages pour me balader : tant que je ne partage pas mes trajets, c’est bon.
Dans ce dossier, l’obsession de l’administration de vouloir tout contrôler se révèle pathologique. Alors que la Confédération ne prend aucun risque à laisser certains citoyens s’organiser librement, le gouvernement s’est mis en tête qu’il ne pouvait y avoir de transport efficace sans planification fédérale.
Craint-on que des entrepreneurs se mettent à offrir un service de transport rentable à une clientèle qui ne demande rien d’autre ? Du point de vue de l’OFT, l’horreur absolue serait sans doute atteinte si des passagers peu scrupuleux choisissaient de voyager assis dans des cars plutôt que debout entre deux wagons saturés. Ce jour-là, ce sont les cars qui seront remis en question, pas les trains bondés.
Surveiller, autoriser, décider : l’autorité fédérale trouve dans ces termes sa raison d’exister. Mais elle se trompe. Le but d’une collectivité est de servir ses citoyens. Ici, elle n’apporte rien d’autre qu’un dirigisme dépassé.