Mordre le média qui me publie

Pendant le Forum des 100, les Chambres tenaient session. Le Temps publiait une édition spéciale intitulée «Terre brûlée», que j’ai dévorée. Ce quotidien a réussi à montrer comme personne les contradictions de notre société. Entre l’idéal que nous visons et les vices auxquels nous succombons.

Les articles… et la pub

On pouvait y lire de vibrants plaidoyers pour taxer les avions. En face, Ethiopian Airlines se payait une ostensible annonce nous invitant à découvrir l’Afrique au départ de Genève. Un peu plus loin, on pointait du doigt les technologies jugées inutiles. On critiquait la multiplication des gadgets de plastique et de silicium. On menait la charge contre la 5G, icône s’il en faut des dérives modernes…

… et Swisscom vantait à son tour ses produits dans une pleine page de pub. L’aménagement du territoire en prenait aussi pour son grade. Lutter contre le climat, c’est réduire notre impact sur le sol… Pourtant, la BCV proposait en page 38 des crédits à 0% pour l’acquisition de votre futur logement. J’achevais ma lecture par la réclame de Fust qui vendait un robot-aspirateur électrique pour 199 fr. 90. Quatre lignes plus haut, un jeune Neuchâtelois appelait à la décroissance immédiate.

Moins de tout

La liste des efforts nécessaires est longue. Presque infinie, dans un monde fini. Et quand on doit les mettre en œuvre, on comprend que nos petites actions positives ne pèsent pas très lourd au regard de nos mauvaises habitudes et de nos besoins du quotidien. Alors on se dit que c’est la faute d’en haut. Que les gouvernements doivent agir. Les «collapsologues» disent qu’il faut décroître. Et pour y arriver, il doit bien y avoir quelqu’un dans un bureau, là-bas à Berne ou à New York, pour décréter que les humains vivront désormais mieux avec moins. Moins d’argent. Moins de santé. Moins de logements. Moins de voyages.

Avec son édition spéciale, Le Temps a fait un travail d’accusateur public. Nommer les vices de notre société et expliquer le besoin d’améliorer notre modèle. De leur côté, les publicités ont rappelé crûment quelles étaient les mains que nous aimerions tant avoir le courage de mordre.

Bonus, tatouages, OGM : tout est bon dans l’interdiction

Chronique publiée dans le Temps, le 1er mai 2017.

La distribution controversée d’un bonus aux dirigeants du Crédit Suisse fait polémique et relance le débat des limitations légales des rémunérations dites abusives. Pourtant, il n’est pas forcément légitime d’interdire tout ce qui est idiot ou vilain.
Johann Schneider-Ammann a qualifié de « bêtise » les bonus qu’entendait distribuer le Crédit Suisse à ses dirigeants malgré des résultats pour le moins médiocres. Je partage tant son opinion que les mots choisis. Immédiatement, la question de l’intervention politique me fut posée : qui agira pour interdire de telles pratiques et mettre un terme à ces bonus indécents ?
Il y a un quantité de comportements que je juge irrationnels ou de mauvais goût, il ne me vient pourtant pas à l’esprit de vouloir les interdire pour autant. Le monde politique, mais pas seulement, souffre du désagréable défaut de mélanger la légalité et la légitimité. Si par le jeu majoritaire et démocratique l’on peut s’appuyer sur la loi pour interdire à des actionnaires de gaspiller leur propre argent en le distribuant à des managers incompétents, est-on pour autant légitimé à le faire ?
Prenez les tatouages. Ce n’est pas mon truc. Je n’ai jamais compris l’intérêt de s’injecter de l’encre dans la peau pour un résultat esthétiquement douteux, par un processus douloureux, et, qui sait, dont on déduira peut-être un jour des dangers pour la santé. Je me retiens pourtant d’en proposer l’interdiction. Tout ce qui me déplaît ne mérite pas d’être banni, régulé, taxé, et cela même si la moitié du parlement en est convaincue.
Si cette illustration vous parait incongrue, rappelez-vous que, dès lors qu’ils réunissent une majorité, les élus s’estiment légitimés à imposer à des individus des interdictions ou des comportements qui, dans le fond, ne regardent qu’eux-mêmes.
Au nom de quelle légitimité, la majorité peut-elle décider du véhicule dans lequel je peux voyager, du lit dans lequel je dors, de la télévision à laquelle je dois m’abonner ou des personnes avec lesquelles jouer au poker ? Est-il légitime d’interdire le burkini dans l’espace public, de fumer dans sa propre voiture, de manger des OGM, tous ces choix qui n’ont de conséquences que sur ceux qui les font ?
C’est au nom de la protection des plus faibles, dit-on, qu’il faut dicter aux gens leur comportement. Ou d’un intérêt public assez nébuleux, que l’on vous sert à toutes les sauces.
Dans un monde où les citoyens, toujours mieux formés, sont autonomes, responsables et capables du discernement nécessaire à juger de ce qui est le mieux pour eux, la liberté peut devenir illégale. Elle ne sera jamais illégitime.