La santé de l’accord-cadre devrait vraiment nous préoccuper

C’est à croire que l’accord-cadre est atteint du covid. Les observateurs, les élus et les hauts fonctionnaires rapportent régulièrement de l’état de santé du texte négocié entre la Suisse et l’Union européenne. Il est mourant, dit-on. Glauques, les expressions utilisées n’apportent aucune légèreté à une situation qui ne soulève pourtant pas l’inquiétude qu’elle mérite.

Peut-on s’offrir le luxe de se passer d’un renouveau de nos relations avec l’Union européenne? La droite souverainiste et isolationniste en est convaincue, cela n’étonne personne. Plus curieusement, la gauche syndicale aussi désormais. Et s’ajoute à eux une espèce de méli-mélo de penseurs de toutes sortes qui tournent le dos à nos relations avec nos voisins.
Du charabia?

L’accord-cadre souffre de son contenu. Personne ne se réjouit d’un texte juridique dont la portée est purement procédurale. Sa conclusion ne signifierait aucun progrès notable matériel pour notre pays. Il est aussi sexy que les nouvelles conditions générales de WhatsApp. Il ne ferait que régler le cadre de futures négociations et organiser le règlement des différends en cas de mésentente. Il est certain que les slogans – à coups de souveraineté ou de dumping salarial – font mouche face à ces arguties juridiques, un charabia dirait-on.

La technocratie du projet ne le rend pas pour autant moins indispensable. Sans accord-cadre, ou un autre accord similaire, l’Union européenne ne négociera ni nouvel accord, ni renouvellement des accords existants.

Pourtant, la Suisse a un besoin impérieux de renouveler sa flotte bilatérale. Notre accord sur la reconnaissance des homologations sera caduc en mai. Deux tiers des appareils médicaux importés de l’UE ne seront plus reconnus chez nous: soit nous admettrons unilatéralement les autorisations de Bruxelles, bonjour la souveraineté. Soit nous irons nous faire soigner au-delà de nos frontières.
Mises en danger

La Stratégie énergétique 2050 impose à court terme un accord sur l’électricité pour éviter des black-out. Il faudra enfin mettre à jour la coordination de nos assurances sociales. Depuis l’an 2000, nous avons hélas renoncé au secret bancaire, mais pas obtenu d’accès au marché continental pour nos services financiers. Les exemples sont encore longs des domaines dans lesquels chaque jour, notre économie, notre prospérité et notre qualité de vie sont mis en danger par l’érosion des accords bilatéraux.

Le Conseil fédéral doit avoir le courage de trouver une piste, une vraie solution. Nous proposer une voie pour avancer avec l’UE. Pour renouveler nos bilatérales. Que ce soit avec cet accord-cadre ou avec un autre. Parce que les bilatérales fonctionnent comme votre vieux PC sous Windows 95. Sans accès aux mises à jour, il arrive un moment où il ne vous sert plus qu’à jouer au solitaire. Et c’est plus qu’une image.

Une initiative pour châtier les « 74 » ?

Le 27 septembre, une initiative propose de résilier la voie bilatérale. Prétendument destinée à nous donner plus d’air, de verdure et d’emplois, elle démolit l’ensemble du cadre juridique qui nous assure des relations harmonieuses avec notre premier partenaire économie, social et culturel. J’avais huit ans, mais comment oublier ce 6 décembre 1992 ? A force de le seriner à chaque campagne, il s’est incrusté dans nos mythes fondamentaux. Comme Guillaume Tell et la prairie du Grütli.

Le peuple a refusé l’UE. Trente ans après, deux constats s’imposent. La volonté populaire a été respectée, la Suisse reste indépendante. Mais aussi, un plan B, une autre solution, pragmatique, a été trouvée : la voie bilatérale. Ces accords encadrent les relations qui nous lient au partenaire avec lequel nous échangeons chaque jour un milliard de francs. Pour la rentrée politique, on nous propose de casser tout ça.

L’initiative a le mérite de la clarté. En cas de Oui, nous détruirons en un dimanche ce que nous avons mis trente ans à construire. Bazarder les accords acceptés et confirmés par 70% du peuple. D’un trait de plume, comme on résilie un abonnement de téléphone.

Vous trouvez le ton catastrophiste ? Énumérons ces accords, on saisira mieux l’enjeu. La libre-circulation. Celle qui assure le statut d’un demi-million de Suisse qui vivent, travaillent, étudient en Europe. Qui encadre l’embauche européenne en Suisse. Celle dont nous avons tant besoin dans les hôpitaux, l’industrie ou le tourisme. Cela selon les besoins des entreprises plutôt que des aspirations bureaucratiques.

L’accord « marchés publics ». Celui qui permet à Stadler Rail de vendre des trams à coups de milliards. L’accord sur les entraves techniques au commerce qui épargne la double homologation de nos exportations. L’accord sur les produits agricoles transformés qui offre des perspectives à des pans entiers de l’agriculture, par exemple aux producteurs de Gruyère. Des accords sur le trafic aérien ou terrestre, sur la recherche scientifique. Et puis les centaines d’accords techniques qui en découlent.

Hors UE, nous profitons d’un statut taillé sur mesure. Nous avons su trouver quelque chose entre tout et rien. L’initiative ne veut plus rien. Nous jeter dans l’inconnue. Nous laisser le même statut que la Turquie, l’Ukraine ou le Kosovo. Et tout ça pour se venger des plaques « 74 » qui nous dépassent sur l’autoroute ou d’un Polonais qui a travaillé moins cher pour un boulot qu’on n’aurait de toute manière pas voulu faire. Alors que l’économie boîte encore du coronavirus, ce serait faire preuve de démence que de s’infliger pareille punition.

Sorry for the tongue

Une fois le Brexit consommé, l’anglais ne sera plus une langue officielle de l’Union européenne. Pourtant, on juge encore le sérieux d’un dirigeant à sa capacité à s’exprimer en anglais, même si la réciproque ne compte pas. Et si l’on se montrait plus conciliant, en saluant l’effort plutôt que la performance?

«Sorry for the time.» Nicolas Sarkozy s’excusait ainsi de la pluie parisienne en accueillant Hillary Clinton lors de l’hiver 2010. Entre l’anglais et les élus, l’ambiance n’est pas toujours au beau fixe. On se rappelle aussi du «yes» qui needait le «no» to win against le «no». Jean-Pierre Raffarin dans toute la splendeur de la campagne pour la Constitution européenne.

Nous qui parlons tous forcément un anglais parfait, on se gausse des politiciens qui dérapent dans la langue de leur homologue. Qui se ridiculisent, paraît-il. Et quand Ueli Maurer patine devant une journaliste de CNN, on a l’impression de se prendre la honte nationale. Internationale, même.

Pourtant, l’hégémonie anglophone agace. En tout cas en ce qui me concerne. Croiser un de ces expats établis en Suisse depuis dix ans et incapable de baragouiner trois mots en français me casse les pieds. On dirait que les grands programmes pour les étrangers ne s’appliquent qu’aux arabophones et albanophones. Parlez turc à Renens, vous serez mal intégré. Exprimez-vous en anglais à Rolle, c’est Rolle qui ne vous aura pas compris.

Une Suisse simple et sincère

Sans être un grand partisan d’Ueli Maurer, je l’ai trouvé plutôt sympathique dans sa tentative ratée de donner une interview dans la langue de Walt Disney. L’accent n’y était pas. Le vocabulaire non plus. Mais l’intention, oui. Il a donné l’image d’une Suisse simple et sincère. Un peu comme Ogi avec son sapin ou Schneider-Ammann et sa journée des malades. Et le monde s’en remettra.

N’envoyons pas trop vite à l’échafaud ceux qui commettent des fautes dans une langue étrangère, parfois même nationale. A Berne, on se prétend tous bilingues. On fait semblant de comprendre les Haut-Valaisans quand ils se parlent entre eux. La grande fiction d’un parlement de polyglottes. Mais c’est l’effort que chacun réalise qui compte. Cette volonté de comprendre l’autre illustre à elle seule tout ce qui manque trop souvent en politique.

C’est peut-être pour cela que l’on n’entendra jamais Donald Trump se prendre les pieds dans le tapis lors d’une interview en français ou en allemand. L’arrogance linguistique, prémisse de toutes les autres. Comme le disent les Anglo-Saxons, ne nous moquons pas trop de ceux qui bafouillent en «broken english». Eux, au moins, parlent une autre langue.