Les libraires seront les premières victimes du prix unique

Publié dans le Temps du 9 février 2012
Les partisans du prix unique du livre assènent systématiquement la même rengaine : « acceptons la loi sur le prix du livre (LPL) pour sauver les petites librairies », sans pour autant expliquer en quoi cette nouvelle réglementation permettrait d’aider les détaillants. Certainement parce qu’il n’existe aucun argument solide qui le démontrerait. Dans le Matin du 14 décembre 2011, l’écrivain Bernard Comment appelait le lecteur à voter la loi après avoir affirmé : « Des argumentaires vont circuler. Ils sont trop compliqués. Trop de chiffres, de statistiques ». Autrement dit, écoutez moi au lieu de vous informer, et tout ira bien.
Actuellement, les libraires suisses font face à la colère des consommateurs qui achètent des ouvrages étiquetés en francs le double du montant imprimé en euros. Les commerçants ne sont toutefois pas responsables de cette situation : le marché romand est tenu par une poignée de diffuseurs presque tous propriétés d’éditeurs français, qui empêchent les importations parallèles et fixent des tarifs intenables. Les libraires se plaignent d’ailleurs fréquemment de la faiblesse de leurs marges, situation qui pousse un grand nombre d’entre eux vers la faillite.
Que propose le prix unique pour y remédier ? En réalité, pas grand chose. Avec la nouvelle loi, les diffuseurs qui asphyxient actuellement les détaillants disposeront d’un droit nouveau : jusqu’ici, ils fixaient le prix d’achat des livres, désormais, ils pourront fixer le prix de vente, applicable à tous les vendeurs suisses, qu’il s’agisse des petites librairies ou des supermarchés, mais aussi d’Amazon, à savoir le commerce en ligne qui constitue le dernier moyen de pression efficace contre les importateurs.
Si les librairies veulent pouvoir échapper à l’avidité des diffuseurs, elles seront contraintes de procéder à des importations directes pour contourner leurs fournisseurs, ce qui ne va pas sans peine. Payot s’est engagé courageusement dans la brèche, malgré ses accointances avec les groupes étrangers. Si le prix unique devait être adopté, tous les efforts de la chaîne seraient alors réduits à néant : le diffuseur contourné garderait le pouvoir de fixer les prix des produits qu’il n’a pas importé lui-même.
Les partisans du prix unique s’en remettent alors à M. Prix qui se verra attribuer un nouveau rôle : diminuer les prix des livres en cas d’abus des importateurs. A se remémorer la liste des domaines dans lesquels le Surveillant des prix n’a pas montré toutes ses compétences, à savoir les transports publics, les médicaments ou les télécommunications, on peut sérieusement douter que l’institution soit vraiment la plus efficace pour limiter les prétentions de diffuseurs bientôt tout-puissants.
Le prix unique est un leurre. Non seulement rien ne montre qu’il aidera les libraires, puisqu’il cimentera pour de bon le pouvoir de leur souffre-douleur, mais il a déjà montré son inefficacité à l’étranger. La France, qui connaît un prix unique depuis 1981, voit ses citoyens déserter les petites librairies pour rejoindre les grandes surfaces, malgré un prix strictement identique. Depuis 2003, les libraires ont perdu presque 20% de leur part de marché face aux grandes surfaces et à Internet. Le syndicat français du livre, dans un rapport de l’été 2011, annonçait d’ailleurs que, parmi les 3’500 librairies, 1’000 d’entre elles allaient fermer dans les cinq ans à venir.
Prétendre dans ces conditions que le prix unique sauvera les libraires indépendantes est mensonger. Si nous voulons aider nos petits commerces, et c’est dire si nous sommes prêts à les soutenir, nous devons rejeter cette hérésie qu’est le prix unique et agir, au moyen d’une COMCO renforcée, contre les cartels verticaux mis en place par les éditeurs français qui ne voient dans le lecteur Suisse qu’un mouton à tondre. Certes, les librairies romandes penchent pour le Oui, persuadées de sortir sauvés de la loi. En Suisse alémanique, un nombre grandissant de libraires indépendants se rebiffent et appellent à voter Non : le marché doit s’adapter au lecteur, pas l’inverse.
Le tissu de libraires est peut-être crucial pour la culture et le livre constitue un objet commercial pas comme les autres qui mérite d’être aidé. Cela ne doit pas pour autant nous pousser à accepter n’importe quoi. A l’image de l’industrie de la musique et du film confrontée aux évolutions des modes de consommations, les solutions proposées, alliant actions judiciaires et arsenal législatif, se sont souvent avérées plus dévastatrices encore que ces évolutions elles-mêmes. Ne faisons pas les mêmes erreurs avec le livre, il ne le mérite pas.

Débat sur les incompatibilités


Ouvrir les portes du Grand Conseil à toute la fonction publique ?
Les milieux économiques ne veulent pas de cette proposition contenue dans l’avant-projet de loi sur les incompatibilités parlementaires.
L’UDI, l’UVAM et la CVCI se font d’ores et déjà menaçants en brandissant l’arme du référendum.
Le texte sort pourtant tout juste de sa phase de consultation.
Coup de bluff des milieux économiques ?
La réponse au travers de cet extrait tiré du « Face-à-face » de ce mercredi soir entre Marylène Volpi Fournier et Philippe Nantermod.
Voir le débat sur Canal 9

Pour survivre, la librairie doit se réinventer

La loi sur le prix unique du livre soumise à votation le 11 mars prochain, devrait, selon ses partisans, permettre aux petites librairies de faire face à la concurrence des grandes, des supermarchés et du commerce électronique.
Leur argument est à priori convaincant : en proposant des prix « cassés » de l’ordre de – 20%, les grandes surfaces siphonneraient la clientèle des indépendants. En établissant une égalité des tarifs, les clients des grands commerces retourneraient ainsi naturellement vers les petites librairies dont le service est forcément meilleur.
Il n’en est rien. Si ce raisonnement tenait, les petites librairies devraient voir leur part de marché augmenter là où le prix est unique, c’est à dire identique dans tous les points de vente. Or, en France, la part de marché des librairies s’établissait à 33.2% en 1994 pour reculer à 24.4% en 2007. Durant la même période, les grandes surfaces (type Leclerc) et les grandes surfaces spécialisées (type FNAC) ont vu leur part de marché cumulée passer de 25% à 42.6%. Ajoutons à cela l’arrivée d’Internet (7.9% en 2007) et on constate que, malgré des prix strictement égaux, le client préfère le monde « froid » de la grande distribution à celui sympathique et pittoresque de la librairie de quartier[1].
Aussi surprenant que soit ce constat puisse paraitre, il s’explique notamment par une modification profonde des habitudes des consommateurs. Les partisans de la LPL affirment que ce que la petite librairie offre en plus, c’est le service. Que grâce à elle, la concurrence ne s’exercera plus sous l’angle du prix, mais sous celui de la qualité du service : l’intimité du libraire, le conseil, le climat chaleureux ou le contact humain. Le service de la grande distribution est nié, voire méprisé. Cette approche est manifestement fausse. La grande distribution offre en réalité un type de service qui plaît de plus en plus.
Je ne cherche pas ici à porter un jugement de valeur sur ces services. Je n’ai ni les compétences, ni l’autorité pour distinguer ce qui est culturellement bon de ce qui ne l’est pas. Je cherche simplement à comprendre pourquoi le prix unique ne renforce pas la librairie.
Contrairement à une idée reçue, l’anonymat des grands magasins constitue pour beaucoup un vrai plus : l’achat d’un livre est considéré comme un acte éminemment individuel. L’absence de contact humain éloigne le regard approbateur ou désapprobateur du vendeur. Le client n’a aucune gêne à passer à la FNAC sans ne rien acheter, le vendeur du supermarché ne juge pas à vos goûts. Dans une grande librairie ou une grande surface, le lecteur n’est emprunté ni à l’idée de payer CHF 20.- avec une carte de crédit, ni à ramener un ouvrage qui ne lui plaît finalement pas.
Le stock est un immense atout des grandes librairies face aux petites. Les consommateurs ont acquis une habitude de disposer immédiatement de tout, tout de suite. Les fameux « nous n’avons pas en stock, mais nous pouvons commander » représente à mes yeux un vrai obstacle à la consommation. Grâce à Internet, je peux aussi commander un livre, sans avoir à repasser par le petit commerce. Le temps gagné, je le passe à lire.
La diversité des produits culturels proposés constitue encore une force importante de la grande distribution. Lors d’un passage à la FNAC, j’acquiers à la fois un film, un billet de concert, un jeu vidéo et un livre. Même si cette approche donne l’image d’un fourre-tout culturel sans intérêt, le client s’y retrouve et s’y est habitué.
On peut encore citer les avantages géographiques (places de parc), la standardisation de la présentation des produits, la livraison gratuite à domicile ou la fidélisation du client par des actions marketing fortes.
Comment le lecteur choisit son livre ? Un sondage Ipsos/Livre-Hebdo de novembre 2005 a montré que 59% des lecteurs ne savent pas ce qu’ils vont acheter en entrant dans un point de vente. Leur choix se fait grâce à la couverture et au résumé pour 45% des lecteurs alors que le conseil du libraire n’est déterminant que dans 13% des cas[2]. Finalement, l’expertise présentée comme l’argument tueur de l’indépendant n’est pas aussi fort qu’il peut paraître de prime abord.
Ces éléments permettent d’expliquer en partie pourquoi à prix égal, le consommateur français préfère toujours plus les grandes surfaces aux petites librairies indépendantes. Le dumping sur les prix n’y existant plus, force est de constater que les habitudes de consommation ont fondamentalement changé. Vu les expériences étrangères, la librairie doit se réinventer si elle veut survivre, le nivellement des prix ne lui permettra a priori pas de récupérer ses clients perdus. Dans le pire des cas, la LPL empêchera même libraire de monétiser la valeur de son service offert à une clientèle particulière : un livre à CHF 20.-, c’est un livre à CHF 20.-, pas plus. Avec le prix unique, que vous l’ayez acheté à la Migros entre deux boîtes de petits poids ou auprès d’un libraire qui vous a consacré trente minutes de conseil n’y changera rien.
On peut considérer ce constat malheureux. On peut critiquer ces habitudes, regretter le client d’antan. N’en demeure pas moins que le libraire doit vendre des livres au lecteur de 2012, pas à celui de 1970.
L’approche du problème par les partisans de la LPL me fait singulièrement penser à celle des acteurs de la musique au début des années 2000. Persuadés que le client ne cherchait sur Internet qu’à acquérir de la musique gratuitement, ils ont tenté par un arsenal législatif et judiciaire de démolir le partage de fichiers, convaincu que les internautes finiraient bien par retourner chez leur disquaire. Il s’est avéré avec le temps que les consommateurs étaient prêts à payer pour disposer de contenu, d’où les succès d’iTunes et de Spotify. Même le cas Megaupload montre l’abîme qui existe entre les attentes du producteur de contenu et celles du consommateur : des clients du monde entier ont déboursé des centaines de millions de francs pour disposer d’un service de mauvaise qualité, souvent incomplet et fourni par une société à moitié mafieuse.
Au risque de vivre le psychodrame de Napster et de Megaupload sous une forme différente, les éditeurs, diffuseurs, distributeurs et libraires feraient bien de comprendre que le monde a changé et de s’y adapter avant qu’il n’en soit trop tard.


[1] Rapport Gaymard, Annexe 5, Notes Statistiques, 2008, p. 8
[2] http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2011/11/18/la-fin-de-la-librairie-2e-partie-pourquoi-nous-sommes-nous-detournes-des-librairies/