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Pour survivre, la librairie doit se réinventer

Philippe Nantermod

Philippe Nantermod

Pour survivre, la librairie doit se réinventer

La loi sur le prix unique du livre soumise à votation le 11 mars prochain, devrait, selon ses partisans, permettre aux petites librairies de faire face à la concurrence des grandes, des supermarchés et du commerce électronique.
Leur argument est à priori convaincant : en proposant des prix « cassés » de l’ordre de – 20%, les grandes surfaces siphonneraient la clientèle des indépendants. En établissant une égalité des tarifs, les clients des grands commerces retourneraient ainsi naturellement vers les petites librairies dont le service est forcément meilleur.
Il n’en est rien. Si ce raisonnement tenait, les petites librairies devraient voir leur part de marché augmenter là où le prix est unique, c’est à dire identique dans tous les points de vente. Or, en France, la part de marché des librairies s’établissait à 33.2% en 1994 pour reculer à 24.4% en 2007. Durant la même période, les grandes surfaces (type Leclerc) et les grandes surfaces spécialisées (type FNAC) ont vu leur part de marché cumulée passer de 25% à 42.6%. Ajoutons à cela l’arrivée d’Internet (7.9% en 2007) et on constate que, malgré des prix strictement égaux, le client préfère le monde « froid » de la grande distribution à celui sympathique et pittoresque de la librairie de quartier[1].
Aussi surprenant que soit ce constat puisse paraitre, il s’explique notamment par une modification profonde des habitudes des consommateurs. Les partisans de la LPL affirment que ce que la petite librairie offre en plus, c’est le service. Que grâce à elle, la concurrence ne s’exercera plus sous l’angle du prix, mais sous celui de la qualité du service : l’intimité du libraire, le conseil, le climat chaleureux ou le contact humain. Le service de la grande distribution est nié, voire méprisé. Cette approche est manifestement fausse. La grande distribution offre en réalité un type de service qui plaît de plus en plus.
Je ne cherche pas ici à porter un jugement de valeur sur ces services. Je n’ai ni les compétences, ni l’autorité pour distinguer ce qui est culturellement bon de ce qui ne l’est pas. Je cherche simplement à comprendre pourquoi le prix unique ne renforce pas la librairie.
Contrairement à une idée reçue, l’anonymat des grands magasins constitue pour beaucoup un vrai plus : l’achat d’un livre est considéré comme un acte éminemment individuel. L’absence de contact humain éloigne le regard approbateur ou désapprobateur du vendeur. Le client n’a aucune gêne à passer à la FNAC sans ne rien acheter, le vendeur du supermarché ne juge pas à vos goûts. Dans une grande librairie ou une grande surface, le lecteur n’est emprunté ni à l’idée de payer CHF 20.- avec une carte de crédit, ni à ramener un ouvrage qui ne lui plaît finalement pas.
Le stock est un immense atout des grandes librairies face aux petites. Les consommateurs ont acquis une habitude de disposer immédiatement de tout, tout de suite. Les fameux « nous n’avons pas en stock, mais nous pouvons commander » représente à mes yeux un vrai obstacle à la consommation. Grâce à Internet, je peux aussi commander un livre, sans avoir à repasser par le petit commerce. Le temps gagné, je le passe à lire.
La diversité des produits culturels proposés constitue encore une force importante de la grande distribution. Lors d’un passage à la FNAC, j’acquiers à la fois un film, un billet de concert, un jeu vidéo et un livre. Même si cette approche donne l’image d’un fourre-tout culturel sans intérêt, le client s’y retrouve et s’y est habitué.
On peut encore citer les avantages géographiques (places de parc), la standardisation de la présentation des produits, la livraison gratuite à domicile ou la fidélisation du client par des actions marketing fortes.
Comment le lecteur choisit son livre ? Un sondage Ipsos/Livre-Hebdo de novembre 2005 a montré que 59% des lecteurs ne savent pas ce qu’ils vont acheter en entrant dans un point de vente. Leur choix se fait grâce à la couverture et au résumé pour 45% des lecteurs alors que le conseil du libraire n’est déterminant que dans 13% des cas[2]. Finalement, l’expertise présentée comme l’argument tueur de l’indépendant n’est pas aussi fort qu’il peut paraître de prime abord.
Ces éléments permettent d’expliquer en partie pourquoi à prix égal, le consommateur français préfère toujours plus les grandes surfaces aux petites librairies indépendantes. Le dumping sur les prix n’y existant plus, force est de constater que les habitudes de consommation ont fondamentalement changé. Vu les expériences étrangères, la librairie doit se réinventer si elle veut survivre, le nivellement des prix ne lui permettra a priori pas de récupérer ses clients perdus. Dans le pire des cas, la LPL empêchera même libraire de monétiser la valeur de son service offert à une clientèle particulière : un livre à CHF 20.-, c’est un livre à CHF 20.-, pas plus. Avec le prix unique, que vous l’ayez acheté à la Migros entre deux boîtes de petits poids ou auprès d’un libraire qui vous a consacré trente minutes de conseil n’y changera rien.
On peut considérer ce constat malheureux. On peut critiquer ces habitudes, regretter le client d’antan. N’en demeure pas moins que le libraire doit vendre des livres au lecteur de 2012, pas à celui de 1970.
L’approche du problème par les partisans de la LPL me fait singulièrement penser à celle des acteurs de la musique au début des années 2000. Persuadés que le client ne cherchait sur Internet qu’à acquérir de la musique gratuitement, ils ont tenté par un arsenal législatif et judiciaire de démolir le partage de fichiers, convaincu que les internautes finiraient bien par retourner chez leur disquaire. Il s’est avéré avec le temps que les consommateurs étaient prêts à payer pour disposer de contenu, d’où les succès d’iTunes et de Spotify. Même le cas Megaupload montre l’abîme qui existe entre les attentes du producteur de contenu et celles du consommateur : des clients du monde entier ont déboursé des centaines de millions de francs pour disposer d’un service de mauvaise qualité, souvent incomplet et fourni par une société à moitié mafieuse.
Au risque de vivre le psychodrame de Napster et de Megaupload sous une forme différente, les éditeurs, diffuseurs, distributeurs et libraires feraient bien de comprendre que le monde a changé et de s’y adapter avant qu’il n’en soit trop tard.


[1] Rapport Gaymard, Annexe 5, Notes Statistiques, 2008, p. 8
[2] http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2011/11/18/la-fin-de-la-librairie-2e-partie-pourquoi-nous-sommes-nous-detournes-des-librairies/

Commentaires

1 Comment

  1. Cher Philippe,
    Je tiens à te féliciter pour tes arguments, à mon avis juste et bien présenter face à ces 3 messieurs sans scrupule, qui traitent la majorité de la population « d’incultes » et qui ont présentés des arguments ridicules. Honte surtout à Mr Payot qui a fait fermé nombre de petites librairies avec son implantation en Suisse Romande dans les années 90.
    En espérant que d’autres personnes auront compris ce combat, je dis encore bravo!!
    Salutations
    Stéphane


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